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Le roi de la montagne

Dans mon dernier texte, Toute définition est une prison, j’ai partagé les moments de ma vie où j’ai réussi à sortir de ma prison. Maintenant, de façon très humble et honnête, je vais vous raconter ceux où je me suis moi-même emprisonné dans mon rôle ou mon statut social.

Pour survivre et fonctionner dans la société, nous avons tous un ou plusieurs rôles. Ils deviennent des étiquettes sociales grâce auxquelles nous pensons nous réaliser et atteindre le bonheur, le succès. Plus nous réussissons dans notre rôle d’une façon ou d’une autre, plus nous recevons des médailles, des titres, de l’argent et de la reconnaissance. Nous devenons tellement désorientés que nous pensons être notre rôle, puis perdons le contact avec notre essence. Nous sommes donc emprisonnés par ces images de réussite et de succès — parlez-en aux athlètes, aux acteurs, aux politiciens, aux présidents de compagnie… aux pompistes, même!

Propulsé au sommet

Au milieu des années 90, lorsque je travaillais chez Morgan Stanley, j’étais un arbitragiste talentueux. Je travaillais de façon professionnelle et respectueuse. En 1997, j’ai été nommé responsable du pupitre de négociation des obligations, un poste prestigieux pour un jeune homme de 32 ans. Je suis alors tombé dans le rôle du chef, et, comme un roi de la montagne, je devais défendre mon territoire. Emprisonné par les impératifs de mon rôle, je voyais la vie comme une guerre : tous ceux qui m’entouraient devenaient une menace.

Malgré une bonne année du côté des profits, mon attitude de roi m’a presque coûté mon poste. Moi, j’étais dans l’illusion : je n’avais aucune idée de ce qui arrivait! Je me voyais pourtant comme un très bon chef, un bon soldat pour la compagnie. Lors de mon évaluation annuelle à New York, mon patron m’a mis en période de probation et m’a obligé à inviter un à un tous les membres de notre équipe afin de m’excuser. Ce fut une expérience tellement humiliante, mais tellement enrichissante. J’ai dû me mettre à nu, me libérer de mon rôle, accepter la situation, laisser aller mon image et faire confiance dans l’action. Les mois qui ont suivi furent mes meilleurs chez ce courtier américain : j’ai atteint des records de profits personnels dans une ambiance saine où tous étaient valorisés et s’appropriaient un certain accomplissement dans ce succès.

Plus on en a, plus on en veut

Environ 10 ans plus tard, après avoir largement contribué à remettre sur le chemin du succès le gestionnaire de portefeuilles pour lequel je travaillais, je me suis encore laissé envahir par mon statut. J’avais traversé une crise personnelle de 2000 à 2002, puis je me suis encore une fois retrouvé dans un rôle social. J’ai à nouveau perdu le contact avec mon essence. Quand tout ce qui nous habite, c’est notre rôle, forcément, nous nous comparons aux autres rôles; c’est ce qui m’est arrivé.

J’ai commencé à me comparer à ceux qui exerçaient le même travail que moi, mais à New York ou à Londres. Mon constat : j’étais payé une fraction de leur salaire. Bien sûr, j’avais été fortement rémunéré en actions, primes et autres pour avoir contribué au succès de la firme, mais aucune rémunération ou reconnaissance de la part de ma compagnie n’aurait été assez pour combler ce manque, ce besoin en moi d’être comme ceux qui réussissent si bien en finance. Une fois de plus, je me suis retrouvé à jouer le roi de la montagne et tous ceux qui m’entouraient devinrent une menace potentielle à mon statut, à mon image de réussite.

Ma prison était double : j’étais pris à la fois dans le carcan du succès et dans celui de l’avidité, né de la frustration de ne pas être rémunéré à ma juste valeur. Comme j’étais très occupé à m’apitoyer sur mon sort, il devenait très difficile pour mes associés de travailler avec moi. Ils m’ont alors offert de ne plus gérer la firme, mais de continuer à gérer une partie substantielle de ses actifs en bénéficiant d’une forte augmentation salariale et d’une grande part des profits directs des actifs que je gérais. C’était un peu un travail de rêve, avec une compensation qui se comparait bien à l’échelle internationale. Mais en tant que roi de la montagne, mon rôle ne pouvait me permettre d’accepter cette offre. C’était un congédiement déguisé; j’ai donc décidé de quitter mon emploi. À cette époque, si ma pratique de méditation avait été quotidienne, elle m’aurait sûrement permis d’accepter ce que mon égo trouvait inacceptable.

Tomber de haut

Par chance (ou par malchance), en 2008, j’ai été engagé par le plus grand fonds d’investissement spéculatif au monde, Brevan Howard. C’est le plus gros rôle que j’ai eu dans ma vie, un rôle qui m’a donné la reconnaissance de tous mes pairs. Je me suis retrouvé roi de la plus grosse montagne! Là, finalement, j’allais pouvoir me réaliser et être payé à la juste valeur de mon rôle.

À peine quelques mois plus tard, la crise de 2008 éclata, Brevan ferma pratiquement tout le bureau de New York, licencia presque tous les employés, qui se retrouvèrent à la rue en même temps que 500 000 autres professionnels de la finance de la Big Apple. J’ai eu des offres d’emploi, mais aucune n’était à la hauteur de l’image que j’avais de moi-même. Après avoir été si près du firmament, c’est la chute aux enfers qui a commencé. Je n’acceptais pas la situation, je n’acceptais pas de laisser aller mon rôle et je ne faisais pas confiance à l’avenir. Je suis donc tombé en dépression et suis devenu suicidaire. Prisonnier au sommet, le roi voyait disparaître tous ses jouets. Ma Ferrari, mes Porsches, mes maisons et mes voyages étaient devenus un poids immense à porter qui m’a enfoncé dans une dépression encore plus profonde. Heureusement, la pratique spirituelle a élargi ma conscience.

Mais être libre, c’est quoi?

Le philosophe russe Gurdjieff disait : « Pour pouvoir être libre de prison, il faut savoir que l’on est en prison ». Le conditionnement familial et social ainsi que le besoin de reconnaissance créent une définition de qui nous pensons être, ce qui nous enferme souvent dans une perception unique.

Pas besoin d’être un yogi, un moine ou un fakir pour être libre. Il s’agit d’avoir conscience de la prison, puis d’adopter une pratique spirituelle. C’est accessible à tout un chacun. Le but de la pratique spirituelle, peu importe sa forme, est de vous libérer de votre illusion. Elle vous permet de vous voir et de voir votre vie comme ils sont vraiment. Elle permet aussi d’accepter, de laisser aller le besoin d’identification sociale, de faire confiance sans vouloir tout maîtriser et de vous mettre dans l’action, et non en réaction. Qui vous êtes vraiment est déjà libre, mais votre rôle, lui, ne l’est pas.

Être libre n’est pas un objectif à atteindre ou encore un endroit où aller, mais plutôt une façon de vivre quotidiennement. Pratiquer la pleine conscience est la meilleure façon que je connaisse pour me garder libre au quotidien du besoin de reconnaissance. On se libère de prison tous les jours grâce à la pratique du yoga et de la méditation, entre autres, pour donner une présence attentive à sa vie. Nous pouvons alors observer les différents rôles que nous nous donnons et les conséquences qu’ils entraînent pour nous-mêmes et ceux qui nous entourent.

Grâce à une écoute plus vaste, nous pouvons maintenant porter attention à la qualité de notre vie. Nous pouvons ainsi, dans une conscience élargie, faire place aux différentes possibilités d’être qui nous sommes vraiment.

Namasté.