Être libre, c’est ce que la plupart d’entre nous veulent. Toutefois, plusieurs sont perplexes quand vient le temps de choisir ce dont ils souhaitent se libérer, ou même de préciser ce que « liberté » veut dire. Plusieurs veulent avoir la liberté de vivre sans travailler, de travailler sans avoir de patron, ou de complètement changer de vie. Mais nous devons avoir la capacité d’accepter que la vie soit différente de notre modèle; nous devons accepter la danse. Autrement, c’est que nous n’avons pas comblé notre besoin de sécurité. Nous sommes alors habités par la peur, et c’est de ce sentiment de peur que nous voulons souvent nous libérer à tout prix et rapidement, ce qui nous ramène vers notre esprit rationnel, notre mode par défaut.
L’urgence de faire taire la peur : plus forte que tout
Nous vivons dans une société où tout est accessible au bout de nos doigts; notre téléphone pouvant presque tout régler, en urgence. Ainsi, une peur survient et, instantanément, nous voulons nous libérer de ce sentiment, avoir la solution à notre portée immédiatement, comme si nous pouvions nous libérer de cette peur simplement du bout de nos doigts, ou à la vitesse d’un seul rendez-vous qui règlerait tout et éradiquerait la souffrance. Changer de vie sans tout d’abord comprendre que nous sommes prisonniers de notre modèle et de notre propre esprit rationnel, de notre mode par défaut, ne changera pas la qualité de notre existence, même si nous nous retrouvons multimillionnaires dans une villa à Bali. Notre instinct de survie – réveillé par la peur et la souffrance qu’elle engendre – demeurera plus fort que tout, peu importe où nous sommes.
Ma danse : parfaitement imparfaite
Ce ne fut ni par chance ni par malchance, mais plutôt dans la perfection, parce que la vie, même horrible, est toujours parfaite : j’ai été engagé par Brevan Howard en 2008. Ainsi soit la danse. C’est le plus gros rôle que j’ai eu dans ma vie, un rôle qui m’a apporté la reconnaissance de tous mes pairs. Dans ce rôle ultime – ou la plus importante prison de ma vie –, je pensais finalement pouvoir me réaliser et être payé à la juste valeur de mon rôle, celui que je me donnais.
Après seulement quelques mois dans ce nouveau rôle, lequel, je croyais, allait enfin me permettre de combler tous mes besoins, j’ai été remercié. Je me suis retrouvé sans travail, donc sans rôle. Ainsi soit la danse. Je n’ai pas accepté ce revirement et je n’arrivais pas non plus à me libérer de la personne que je pensais être, de ce rôle que je m’étais donné. J’ai reçu des offres d’emploi, sans qu’aucune soit à la hauteur de l’image que j’avais de moi-même. Et puis, après avoir été si près du firmament, c’est la chute aux enfers qui a commencé. Je n’acceptais pas la situation, je n’acceptais pas de laisser aller mon rôle et je ne faisais pas confiance à l’avenir. Je n’acceptais pas la danse. Peur, sécurité non comblée, refus d’accepter : j’ai sombré dans la dépression et je suis devenu suicidaire.
Ma prison dorée
Prisonnier au sommet, je voyais disparaître tous mes jouets. Ma Ferrari, mes Porsche, mes maisons et mes voyages étaient devenus un poids immense à porter, tellement lourd qu’il m’a enfoncé dans une dépression encore plus profonde. Mon rôle d’homme qui s’identifie à des biens de luxe pour combler ses besoins était une vraie prison, mais tout de même un rôle, donc un moyen de survivre ou d’exister.
Comme je n’avais à ce moment aucune idée qu’il existait quelqu’un à l’intérieur de moi qui n’a pas de rôle, comme je ne savais pas que j’étais emprisonné avec mon modèle et mes croyances qui me limitaient, je ne pouvais ainsi aucunement être libre. Et, pour survivre, je cherchais à tout « prix » un rôle, quel qu’il soit. C’est alors que j’ai décidé d’investir – ou plutôt de parier – toutes mes économies dans des investissements spéculatifs, comme je l’avais si bien fait toute ma carrière. J’ai commencé tout de suite après avoir perdu mon poste chez Brevan, encore sous le choc, dans le refus d’accepter et en pleine dépression. Comme j’avais bien vu venir la crise financière, j’ai eu une excellente année sur le plan des revenus en 2008, en fait ma meilleure année sur le plan personnel. Mais malheureusement, me disais-je à ce moment, ce n’était qu’une mince fraction de ce qu’on aurait payé pour mes services chez Brevan Howard.
Prisonnier de mon rêve, de l’idée de la somme qu’on aurait dû me payer, et prisonnier de mon nouveau modèle de succès, je suis devenu pauvre du manque à gagner au lieu d’être riche de ma meilleure année financière à vie.
Tomber de très haut
Chargé de ces émotions destructrices, j’ai entamé l’année 2009 avec l’intention de me « refaire », tentant de me libérer de mes souffrances, de la peur (du jugement), et surtout de prouver à tous ceux qui me jugeaient que j’étais encore un des meilleurs de la profession. Je le dis souvent : la vie est le reflet des émotions derrière nos intentions.
J’avais assez d’économies à la fin de 2008 pour vivre une belle vie jusqu’à la fin de mes jours, mais beaucoup moins que tous ceux que j’enviais. Il est alors arrivé ce qui devait arriver : 2009 fut une année financière personnelle désastreuse, où j’ai perdu tout ce que j’avais gagné en 2008. Et, comme j’étais loin de pouvoir me libérer du rôle de l’homme qui existait à travers ses biens de luxe, j’ai doublé la mise…
C’est en 2010 que j’ai trouvé ce que je pensais être mon « silver bullet » (balle en argent), une expression qui signifie en anglais : quelque chose qui résoudra rapidement et facilement un problème. Ainsi, après avoir mené une étude, que je pensais exhaustive, sur les marchés financiers et les différents actifs, j’ai réalisé que les métaux précieux, tels l’or et l’argent, étaient vraiment sous-évalués (une opinion que j’ai toujours, d’ailleurs). Plus volatile que l’or, l’argent pourrait monter de 5 ou de 10 fois au lieu de doubler ou tripler comme l’or, pour se retrouver entre 100 $ et 150 $ l’once comparativement à environ 25 $ à ce moment.
J’avais donc trouvé le moyen de résoudre mon problème d’exister. J’allais y mettre toutes mes économies et utiliser du levier, ce qui veut dire que j’allais emprunter contre mes investissements pour pouvoir investir encore plus. Autrement dit, pour chaque dollar investi, j’allais emprunter deux dollars, ce qui allait me donner un ratio de trois pour un. De cette façon, si l’argent montait de 10 %, je gagnais 30 %, et inversement, s’il baissait de 10 %, je perdais 30 %. L’appât du gain, afin d’exister à travers mon rôle d’homme qui réussit et possède des autos et des maisons, était ma seule motivation. J’étais donc dans l‘illusion, je ne pensais pas à perdre, mais seulement à faire autant d’argent que tous ceux qui travaillaient à New York en finance.
Comme je n’étais pas libre d’être qui j’étais, et que je ne savais pas qu’une personne existait à l’intérieur des rôles, exister de la façon dont je pensais qu’un homme riche devait le faire devenait ma seule chance. Et, cela passait par la « silver bullet », dans un investissement massif à levier, dans l’argent. De plus, l’expression « silver bullet » prend toute son importance quand je pense à la possibilité que mon investissement, ou plutôt mon pari, ne se passe pas bien et que je perde tout. Comme la vie ne pouvait être vécue sans rôle et que je pensais qu’être un homme riche était ma seule et dernière chance d’exister, j’allais me mettre « une balle en argent » dans la tête si je perdais tout. Soit je faisais des millions, soit je me suicidais. Puisque nous sommes inconscients que nous vivons au-delà de cette image, avoir des idées suicidaires à la mort de son rôle peut être normal.
Mon investissement dans l’argent se passa d’abord comme prévu. En peu de temps, le métal passa de 25 $ à 50 $. Mais, puisque j’étais prisonnier du besoin d’exister et que je n’étais pas en équilibre (comme dans les 20 dernières années où j’ai œuvré en finance, aveuglé par le besoin d’exister et d’être libre), et puisque j’étais convaincu de mes visions sur l’économie mondiale et ses perspectives, quand l’argent a monté, j’en ai acheté davantage pour maintenir mon levier de trois pour un, ce au lieu d’encaisser des profits.
Le vendredi 29 avril 2011, l’argent a fermé à environ 50 $, son plus haut sommet. J’avais regagné toutes les sommes perdues en 2009 et j’étais convaincu que le métal allait toucher 100 $ ou 150 $. Finalement, j’allais pouvoir être libre et exister à nouveau. Le dimanche soir, à l’ouverture de Tokyo, l’argent a baissé de 6 $ l’once, c’est-à-dire un peu plus de 11 %, sans que je puisse vendre ou protéger mes gains. Comme j’étais dans une position de levier de trois pour un, cela représentait une perte de 33 % de mon capital. J’étais figé et je ne vendais rien. Le jour suivant, une autre perte de 5 $, sans, encore une fois, que je puisse vendre quoi que ce soit. Mon ventre voulait exploser : je venais de dilapider environ 66 % de mes économies en seulement deux jours. J’ai décidé de ne rien faire et une fois de plus, le lendemain, le marché était en forte baisse, encore de 5 $ pour se retrouver à 34 $ l’once. En seulement trois jours, l’argent avait perdu 16 $ sur un prix de départ de 50 $, donc 32 %.
Comme j’étais à levier avec un ratio de 3 pour 1, cela représentait une perte d’environ 90 % de mon capital. En seulement trois jours, j’avais perdu toutes mes économies accumulées en plus de 20 ans en finance. Et tout ça dans le but d’exister à travers un rôle, une image sociale avec des règles et des paramètres dignes d’une vraie prison. Mon cœur voulait fendre en deux, je voulais vomir, voire mourir… J’étais fortement mis devant l’autre option de la « silver bullet », celle de me mettre une balle dans la tête.
Réussir ma descente : me libérer et accepter la danse
Quelques jours après ces événements, je me souviens d’être allé voir une femme, une espèce de sorcière faisant du reiki, des massages mayas et d’autres types de pratiques ésotériques. C’était la première fois (et ce fut la dernière) que je m’ouvrais à ce type de pratique. Quand je l’ai rencontrée, dans la petite pièce où elle travaillait, elle m’a dit : « Je vais mettre les mains sur toi, et les émotions, sons ou autres choses qui sortiront de moi seront ce que je ressens à l’intérieur de toi. » Durant les 15 premières minutes où ses mains étaient posées sur mon abdomen, elle avait des maux de cœur et vomissait sans cesse dans un mouchoir. Elle a ensuite mis ses mains sur mon cœur pour les 45 minutes suivantes et elle n’a cessé de pleurer — je n’ai jamais vu quelqu’un pleurer autant de ma vie.
Confronté à faire face à l’option de mettre fin à mes jours, j’ai trouvé le courage dans ma pratique spirituelle et dans le regard de mes filles de ne pas passer à l’acte.
Être libre n’est pas un objectif à atteindre ou encore un endroit où aller, mais plutôt une façon de vivre quotidiennement. Pratiquer la pleine conscience est la meilleure façon que je connaisse pour me garder libre au quotidien du besoin de reconnaissance, ce besoin qui déclenche la peur, la peur du jugement, le besoin de sécurité. La pratique du yoga et de la méditation, entre autres, permet de se libérer de prison, tous les jours, pour donner une présence attentive à sa vie. J’aime la méditation parce qu’elle garde mon esprit frais, jeune et vigoureux. Elle me permet d’accepter sans juger, d’être libre de ces neuroassociations qui polluent nos vies, et me donne aussi la possibilité de créer de nouvelles associations ou de nouveaux mantras beaucoup plus positifs et constructifs. Ces derniers me donnent du pouvoir au lieu de me vider de mes forces.
Il n’existe pas de « silver bullet » pour être libre dans la vie. La vie humaine est une série d’épreuves souvent douloureuses. Nous libérer est un travail qui passe par le cœur et qui se fait au quotidien, en pleine conscience, pour rejoindre notre vie, la vraie. C’est une intégration graduelle pour nous garder libres de souffrance, pour apprendre à accepter la danse, la nôtre.