Le travail occupe une telle place dans la vie d’une personne que nous y donnons nos plus belles années, nos meilleures heures de la journée et notre meilleure énergie. Notre travail nous donne aussi un statut social et économique. Nous jugeons donc souvent les gens par rapport à leur travail. Ils nous jugent aussi constamment et ont certaines attentes envers nos comportements, nos gestes ou nos réactions, qui devraient être cohérents avec le jugement qu’ils ont à notre propos.
Comme je suis professeur de yoga, certains diront que je suis un yogi et s’attendront à des comportements particuliers selon l’image ou le rôle qu’ils m’ont donnés. C’est quoi, être un yogi, aux yeux des gens? Une personne qui a renoncé à tout, qui s’habille en orange, qui est occupé à repousser tous les plaisirs et difficultés de la vie humaine, qui dit « oui » à toutes les demandes et attentes? Ça, c’est leur modèle, ce n’est pas le mien. De toute façon, je ne suis pas juste un yogi.
Fragile équilibre
Dans le but de m’insulter, une personne m’a déjà traité de « Wall Street Yoga » parce que je n’avais pas réagi selon son modèle et ses attentes. Même si ma pratique spirituelle me permet de me libérer du besoin de plaire et de recevoir la reconnaissance des autres, j’ai d’abord été blessé et touché par ce commentaire. Je me suis dit : « Je ne veux pas être un ‘‘Wall Street yoga’’. »
Mais après quelques semaines, voire quelques mois, je pense maintenant que c’est un compliment. Selon moi, la pleine conscience s’atteint lorsqu’on se trouve en équilibre entre la tête et le cœur. La tête est là surtout pour nous faire survivre sur la Terre : elle a créé une structure d’égos pour nous différencier des autres dans un domaine ou un autre. Le cœur, lui, est là notamment pour nous unir avec les autres et notre environnement. Il ne s’agit donc pas de repousser complètement ce qui nous différencie des autres ou ce qui nous unit avec eux, mais d’être les deux simultanément, c’est-à-dire être différent, mais en union.
J’essaie de me trouver dans cet endroit à tous les jours dans tous les aspects de ma vie humaine. Dans mon travail au studio de yoga, comme professeur, directeur et copropriétaire, je vise à garder l’équilibre entre ma tête et mon cœur.
Unis dans la détresse
Nous avons vécu une mini crise au studio il y a quelques mois qui illustre très bien la recherche de cet équilibre. Une jeune femme qui vivait des difficultés personnelles ne s’est pas réveillée après le savasana parce qu’elle avait consommé des drogues fortes. Alors, ceux qui étaient sur place ont composé le 911 et tenté par tous les moyens de la réanimer, ce qu’ils ont réussi à faire après environ 30 minutes. Ç’a créé tout un émoi et les autres étudiants ont été bouleversés par ce qu’ils ont vu. Après avoir parlé avec mon associée, qui était sur les lieux quand l’incident s’est produit, nous avons alors convenu que je devais lui parler avant sa prochaine visite au studio. J’ai tenté en vain de la joindre au téléphone, mais elle ne répondait pas. Elle s’est présentée quelques jours plus tard pour prendre une classe de yoga. Je lui ai demandé de m’attendre à l’arrière parce que je souhaitais discuter avec elle avant la classe.
En marchant dans le long corridor du studio pour aller la voir, je me suis demandé où j’étais psychologiquement et émotionnellement : Wall Street ou yoga? J’ai essayé d’être en équilibre entre les deux avant de lui parler. Quand je suis arrivé à l’arrière, je l’ai vue, l’air piteux; je me suis assis devant elle, lui ai mis la main sur le genou, l’ai regardée dans les yeux et me suis mis à pleurer sur le coup. Les yeux sont la vitrine de l’âme et ce que j’ai vu dans ses yeux, ce n’est pas sa souffrance, mais la mienne, la souffrance humaine partagée par nous tous à un degré ou un autre.
Elle m’a raconté ses souffrances, nous avons pleuré ensemble, nous nous sommes fait des câlins. Si j’avais été juste dans la tête de l’homme d’affaires qui a peur qu’un événement comme celui-là se reproduise, je lui aurais dit quelque chose comme : « Écoute, ma grande, va en désintoxication ou tu ne reviens plus jamais ici. » Si j’avais été juste dans mon cœur, dénudé de réalité économique et sociale, je lui aurais dit quelque chose du genre : « Ma belle cocotte, il n’y a pas de problème, je comprends que tu prennes de la drogue avant de venir au studio, car tu souffres tellement. » J’ai essayé de lui parler avec mon cœur et ma tête, je lui ai dit en pleurant : « Je comprends que tu as des souffrances, j’aime la personne humaine que tu es, tu peux faire ce que tu veux dans ta vie, je ne te jugerai jamais, tu peux m’utiliser ou utiliser le studio pour te guérir, mais quand tu viens, tu ne dois pas consommer pour que le studio puisse aider d’autres d’entre nous à faire le travail personnel que nous avons à faire. » Nous nous sommes fait encore une fois un gros câlin, elle m’a dit qu’elle avait compris et nous sommes entrés ensemble dans la classe de 18 h.
Elle est revenue quelques jours plus tard et elle était encore sous l’influence de drogues. Le même scénario s’est reproduit. C’était comme si elle voulait me défier, me montrer que c’est elle qui décidait parce qu’elle a dû se faire dire « non » souvent par la société. Elle est ensuite entrée d’elle-même pour faire une cure de plusieurs semaines dans un centre de désintoxication. Elle est revenue souvent au studio par la suite, toujours sobre et lucide. Aux dernières nouvelles, elle l’est encore.
Si je lui avais parlé uniquement avec ma tête, qui avait peur, ou avec mon cœur, qui n’a pas de limites, ni elle, ni moi, ni le studio et tous ceux qui y pratiquent le yoga n’aurions été nourris par cette expérience. Je pense qu’avoir su trouver l’équilibre entre ce qui nous sépare et ce qui nous unit a fait de cet événement un moment de vie riche.
Je travaille quotidiennement, avec ma pratique de yoga et de méditation, à me rapprocher de mon cœur sans pour autant oublier mes connaissances et expériences de mon passé d’homme d’affaires. Je suis en équilibre entre les deux. Oui, je suis Wall Street yoga, et je travaille fort pour le demeurer. À bien y penser, ce sera peut-être le titre de mon premier livre. Namasté.